Maman et papa ont eu deux enfants. Martin et Léa. Il y a longtemps. C'était sensé être beau. Une belle aventure, qui a déraillé, dévié. Ca ne s'est pas passé comme ils ont voulu. Martin est né, et puis Léa, toute déformée. "Léa l'handicapée", et puis, moi quand j'entendais ces mots là, je sortais les poings pour frapper, pour faire mal, pour faire taire. Léa, on y touche pas. ► Maman prend des cachets pour dormir. Un peu tout le temps. Papa disparaît dans ses grands immeubles pour travailler. Un peu trop souvent. ► Et moi j'ère, je skate, je me libère. Je bois parfois. J'écris des mots, par ci par là, des mots qui veulent rien dire et que je jette tout de suite après, pour repartir sur mon skate sillonner les rues de Paris. Parfois seul parfois à plusieurs. ► J'aime bien les gens. J'aime bien les écouter, les regarder, chercher la faille, les analyser. Je leur dis rien de ce que je découvre, j'me contente de leur sourire, d'apprécier leur présence. ► Ils disent que je parle pas. Que je suis trop silencieux. Et puis que je fume trop aussi, et puis, que je sais pas dire "non". Ils ont raison. J'aime bien leur faire plaisir, j'aime bien les voir sourire. Un "oui" n'a jamais coûté grand chose à personne. Ça sonne si joliment un "oui". Des fois j'aimerais bien qu'on me le dise plus souvent. ► J'ai aimé les filles, au tout début. Et puis j'ai aimé un garçon un jour. Ça a jamais été très long. Très franc. Je crois qu'ils se lassaient au bout d'un moment. Je crois même que certains m'ont menti, mais j'ai rien dit. Je les ai laissé s'en aller avec d'autres au loin, en me disant que mon tour viendrait. ► Sous les ponts de Paris, la nuit, je me sens chez moi. ► Il y a des gens qui me fascinent. Les gens forts. Les gens têtus. Les gens drôles. Les gens beaux. Même les gens méchants. ►

- Toi non plus ils sont jamais là, Cami ?
- Qui ça ?
Camille me regarde de ses grands yeux bleus. Grands et bleus. Comme les hématomes qui s'étalent sur ses tibias et ses genoux. J'effleure les marbrures du bout des doigts, elle réagit en me frappant le dos de la main. Je me souviens, la première fois j'ai eu peur. Je lui ai demandé qui pouvait bien lui faire des marques pareilles. Qui pouvait bien oser abîmer son corps de poupée. Que j'aille lui causer. Elle a rigolé. Et elle m'a répondu, "le bitume". J'ai pas voulu la croire au début. Alors elle m'a emmenée sur son skate, et j'ai plus posé de questions.
- Arrête ça.
- Tes parents, je dis, en gardant ses doigts dans les miens. Elle a la peau douce  Camille. Elle hausse les épaules.
- Non. Jamais. C'est bien comme ça, tu trouves pas ?
Et mon tour de hausser les épaules. De regarder par la fenêtre, pour perdre mon regard dans les étoiles qui nous observent de là haut en brillant comme des diamants. On est enveloppés dans la nuit, les fenêtres de sa chambre grandes ouvertes pour emmener la fumée dehors. Les bruits de la rue nous parviennent faiblement. Elle est dans un beau quartier Camille. Le septième, ou quelque chose comme ça. Les tableaux et les meubles de chez ses parents se disputent tous le prix de l'objet le plus cher. Moi j'y connais pas grand chose. L'art m'intéresse pas. Pas trop. Et puis je conçois pas qu'on dépense autant pour une table, une chaise, une décoration. Surtout si c'est pour ne jamais les regarder. Malgré tout j'aime bien venir chez elle. Parce que c'est calme. Parce que le silence ici n'a rien à voir avec le silence de chez moi. Ce silence oppressant, poisseux de reproches et de regrets tus pendant des années.
Alors je serre ses doigts entre les miens, en regardant ses cheveux voltiger autour de son visage, en me disant que je n'ai jamais été mieux à ma place qu'ici à ses côtés.
- Si, c'est bien comme ça.